Réflexions d’un européen
Une relecture du célèbre livre de Stefan Zweig (Le monde d’hier), rédigé en 1941au Brésil alors qu’il envisageait déjà son suicide engendré par la folie guerrière des hommes, projette sur la situation géopolitique actuelle un regard qui ne peut que nous interpeler et remettre en mémoire les tragédies que la nature humaine est capable de susciter.
Il a fallu les deux épisodes d’une guerre planétaire qui se déroulèrent entre 1914 et 1945 pour imposer un nouvel ordre mondial. Il a consacré pendant 70 ans, la suprématie incontestée des Etats-Unis tant sur le plan économique que militaire. Une paix (armée) relative a prévalu pendant cette période, grâce à l’équilibre instable instaurée par le fait inédit de la dissuasion nucléaire dont la rupture menaçait – et menace toujours -la vie humaine sur terre.
A côté de l’ONU, organisme planétaire, dont le siège fut fixé à New York, c’est en Europe, théâtre à l’épicentre des conflits du 20ème siècle, que se sont déployés les efforts pour mettre en place une nouvelle architecture politique (qui déboucha sur l’Union Européenne) pour mettre fin aux conflits qui ont émaillé son histoire. L’UE engloba progressivement la plupart des pays de l’Europe occidentale pour s’élargir, après la chute de l’URSS, aux pays de l’Europe de l’Est. En parallèle, la mise en œuvre de l’OTAN à partir de 1949 et l’aide économique du Plan Marshall ont permis de consacrer les ressources des pays européens à la reconstruction puis au développement économique et social, laissant aux Etats-Unis la responsabilité de primaire de sa défense et créant une situation de dépendance vis-à-vis de son protecteur. Cette situation est remise en cause et apparaît aujourd’hui comme problématique.
C’est à partir de la chute du mur de Berlin en 1989 (prise comme date arbitraire) que se sont progressivement mis en place cumulativement les conditions conduisant au changement d’époque que nous traversons. Elle se manifeste par l’instauration d’un nouvel ordre mondial régissant les relations entre les grandes puissances où le rapport de forces prend de plus en plus l’ascendant sur des relations régies par le droit international et la négociation.
Ces changements sont d’ordres multiples et interagissent les uns avec les autres, faisant interférer des progrès stupéfiants avec leurs corolaires de dérives anxiogènes. Il est particulièrement difficile d’en faire un exposé non biaisé, cohérent et compréhensible pour l’opinion publique. Cette situation est particulièrement prône à susciter des conflits d’intérêts conduisant à la fragmentation de la société, exacerbant l’individualisme et conduisant à une perte de repères notamment sur le plan moral.
Sans prétendre être exhaustif, citons quelques-unes de ces évolutions : la fin de la suprématie unilatérale des Etats-Unis et sa tendance progressive à abandonner son rôle gendarme du monde, l’épanouissement de la Chine en tant que deuxième puissance économique mondiale, l’affaiblissement global du rôle des pays européens en tant que « puissance », l’émergence de pays ayant vocation à peser sur les affaires du monde dans des relations à géométries variable et souvent, par principe, en opposition au monde dit « occidental » ; le réchauffement climatique, le risque de pandémies, l’accélération des catastrophes naturelles, la démographie ; l’accroissement stupéfiant des découvertes technologiques, de l’exploration spatiale, des progrès de la santé ; l’accroissement incessant de inégalités ; l’évolution des mœurs, la dé-crédibilisation des démocraties en faveur de régimes autoritaires, le fossé entre générations ; le développement de nouvelles formes d’affrontement (hybrides, cyber, informationnel) etc.
Si l’ensemble de ces facteurs ne se manifestent pas partout, ni avec la même intensité, elles engendrent, dans un segment non négligeable de la population, un sentiment d’anxiété et de peur quand elle n’est pas simplement le reflet d’une indifférence coupable due à l’incompréhension.
Plus récemment, la guerre en Ukraine, le conflit au Moyen-Orient, la recrudescence des actions terroristes et la possibilité d’une distanciation des Etats-Unis vis-à-vis de ses engagements au sein de l’OTAN mettent en doute la capacité d’UE et de ses Membres de faire face à une tentative de déstabilisation de son unité ou même à une agression, malgré les progrès incontestables mais insuffisants, réalisés au cours des récentes années.
Il est indispensable de poursuivre d’urgence la capacité de défense de l’Union, formant un pilier capable – avec ou sans le concours des Etats-Unis – de faire face à toute menace de la Russie ou du terrorisme. Cela ne peut que déboucher sur une fédéralisation de l’Union, seule capable d’assurer la mobilisation et le déploiement des ressources nécessaires. A ce titre il serait utile que l’UE se dote d’une capacité de dissuasion nucléaire indépendante et autonome pour rendre efficace la protection sur laquelle chacun de ses Membres a le droit de compter.
Cette évolution, à marche forcée – qu’il serait irréaliste de vouloir mettre en œuvre sans l’intensité des pressions extérieures qui s’exercent actuellement – est devenu incontournable et devrait être explicité clairement dans les programmes politiques des candidats aux prochaines élections européennes. Sans la poursuite assidue d’un programme accéléré d’intégration, l’Union est vouée à la paralysie, prélude à son éclatement, à son appauvrissement irrémédiable et à la vassalisation progressive de ses Membres.
Enfin, et non la moindre des considérations, est l’obligation morale de s’en tenir fermement à la défense de nos valeurs. En leur temps, le manque de fermeté a fait défaut aux principaux dirigeants à la veille des deux guerres mondiales du 20ème. siècle ; qu’en est-il aujourd’hui ? Unis dans la défense de ces principes nous devons nous préparer aux sacrifices immédiats requis et surmonter les tentations isolationnistes d’origine interne ou les pressions d’origine externe. Leur pénibilité sera infiniment moindre que les conséquences d’une confrontation généralisée dont les dégâts seraient inimaginables. Il serait vain, comme dans le passé, de nous accrocher à des espoirs irréalistes qui reposent sur la bonne foi de régimes mafieux avérés qui nous ont, de leur propre aveu, déjà déclaré la guerre et se sont rendus coupables d’exactions inqualifiables. Toute politique d’apaisement déboucherait inéluctablement sur l’affaiblissement irréversible de notre civilisation alors que nous disposons de ressources infiniment supérieures à celles de nos adversaires pour autant que nous puissions maintenir la volonté politique de les mettre en commun au bénéfice de la défense de nos intérêts partagés.
Le temps disponible est compté. C’est à nous qu’incombe la construction du « Monde de demain » et de rendre possible la préservation de la paix. Assurons nous que ceux qui écrirons les « Souvenirs d’un européen » ayant traversé cette époque, délaisserons toute idée de suicide au profit d’une espérance exaltante sur lequel construire un monde meilleur.
Bruxelles, le 12 avril, 2024